Du jeune admirateur à l’homme lucide : une traversée française.
Il fut mon dieu adolescent. J’avais dix-sept ans et je lisais Mémoires de guerre comme on lit l’Énéide : un homme seul, une patrie à sauver, une voix de pierre. Tout m’impressionnait : sa hauteur, son style, sa solitude. Je me disais : Mais comment pouvait-il savoir ? Comment a-t-il deviné 1940 dès les années 30 ?
Je croyais au génie pur. À l’exception surnaturelle.
Et j’avais tort — partiellement.
Quelques années plus tard, je découvre les lettres à sa mère.
Par hasard. Une édition discrète, une correspondance dense, jamais spectaculaire. Et là, le voile se déchire. Je ne vois plus un géant, je découvre un homme : pudique, instruit, intense, souvent seul. Il parle à sa mère comme à une égale morale. Et dans une lettre de juillet 1936, il lui dit déjà l’essentiel :
- L’Italie n’a pas d’armée.
- L’Angleterre se repliera derrière sa flotte.
- Hitler attaquera la France, fera la paix avec les Anglais, puis foncera à l’Est.
Tout est là. Trois ans avant l’invasion.
Je comprends alors qu’il ne pressentait pas. Il savait.
Vingt ans plus tard, je lis enfin Mein Kampf.
Par discipline. Pas pour comprendre Hitler — mais pour comprendre pourquoi De Gaulle était seul à voir clair. Et je découvre un livre dégoûtant, mais limpide :
- Dès les premières pages, la France est citée quarante fois.
- L’ennemi héréditaire à abattre, c’est elle.
- Ensuite le mot France n’apparait plus. Pour l’auteur, elle est morte.
- Après viennent l’Est, le Lebensraum, le marxisme à détruire, les Juifs à effacer.
C’est une construction logique, immonde, mais organisée comme un plan de campagne. Et je comprends enfin ce que De Gaulle avait compris. Il avait lu le livre. En allemand. Tôt. A la fin des années 20. Pas pour polémiquer, mais pour anticiper. Parce qu’il lisait tout ce qui pouvait être lu, notamment lorsque cela provenait de l’autre rive du Rhin.
Pendant ce temps-là, que faisait la France ? En 1934, Mein Kampf est traduit par Alexandre Jardin père, préfacé par Lyautey, publié par Sorlot. Sa sortie fait un mini-scandale sur la rive gauche. En 1935, Hitler attaque en justice. Il ne veut pas que la France sache. Et le tribunal français donne raison à Hitler. La traduction du livre en français est condamnée selon les lois en vigueur respectant le droit d’auteur. Le livre est interdit.
Lorsque j’entre dans un tribunal, je n’oublie jamais qu’après Dreyfus et avant Outreau, un juge – président du tribunal de commerce de Paris – a, un jour, donné raison à Hitler au nom du peuple français.
Entre 1935 et 1938, Mein Kampf circule sous le manteau. En 1938, une version expurgée reparaît. Mais alors, Hitler a déjà annexé l’Autriche. Il est trop tard.
Je retiens ceci :
Un ennemi a prévenu.
Un général l’a lu.
Un pays a préféré ne pas savoir.
Les médias se sont indignés. Les juristes ont plaidé. Les greffiers ont signé. Les intellectuels ont méprisé. Les politiques ont temporisé. Et l’Histoire, elle, a tranché.
Pourquoi De Gaulle était-il le seul à lire ?
Parce qu’il savait que la pensée précède toujours la guerre.
Parce qu’il savait que l’intention écrite d’un homme habité par la volonté devient un fait historique, si on la néglige.
Parce qu’il lisait non pour commenter, mais pour contrer.
Pendant que les autres discutaient d’Hitler, il l’avait déjà lu, déjà compris, déjà affronté — dans l’esprit. Et c’est pour cela qu’en décembre 1941, il peut dire à son entourage que la guerre est gagnée. Parce que la machine industrielle américaine fera tomber Hitler. Et que la guerre suivante sera contre l’Union soviétique. Parce qu’il avait lu Marx. Et que tout y est écrit.
Aujourd’hui, j’ai compris.
De Gaulle n’était pas un oracle.
Il était un lecteur de l’abîme.
Un homme qui lisait les textes ennemis comme des instruments de navigation stratégique.
Et à travers lui, j’ai compris la constance tragique de la nature humaine : Elle produit toujours des hommes qui disent ce qu’ils vont faire. Et toujours des sociétés qui ne veulent pas les croire.
Comme le disait MacArthur, deux mots suffisent à résumer toutes les défaites :
Trop tard.
Mais De Gaulle, lui, fut en avance.
Parce qu’il avait lu.
Parce qu’il avait compris.
Parce qu’il n’avait pas attendu qu’il soit trop tard pour nommer ce qui venait.
Sirius
Reconnaissances.nc
18 juin 2025